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SECRETS DE MIKADOS
En ce soir d’automne, le grand-père prend son petit-fils sur ses genoux, l’installe confortablement et le recouvre d’un édredon bleu. Il va lui raconter une histoire, mais pas n’importe laquelle ! Une histoire de mikados, le jeu favori du petit garçon. Il s’agit de mikados très spéciaux. Ce sont de fins bâtonnets, entourés de mots, d’instants de vie, gravés dans le bois. L’enfant, les yeux écarquillés, voudrait bien les voir. Mais il va devoir les imaginer, en écoutant.
L’histoire débute ainsi. Sur une table d’acajou, les mikados, jetés pêle-mêle, attendent qu’une main délicate les délivre un à un. Ils livreront alors leurs secrets au jeune homme et à la jeune fille qui s’apprêtent à jouer, ainsi qu’au petit garçon qui écoute, si attentif et si curieux.
Dans le plus grand silence, le jeu commence. Les doigts de la demoiselle, longs et agiles, extraient le premier des mikados. Voici son secret :
parc zoologique —
entre ombres et lumières
quelques zèbres
Le garçonnet dresse l’oreille. Le zèbre est l’un de ces animaux préférés. Il la trouve géniale, cette histoire !
Peu à peu, les mikados libérés lui décrivent ses mercredis. Ces jours-là, il emprunte le RER pour se rendre à son cours de dessin, avant d’aller déjeuner au Mac Do et de faire un footing, avec ses copains.
Ah ! Le jeune homme vient d’en prendre un autre ! Celui-là est moins drôle. Il lui rappelle la fin des vacances et la mer si bleue, mais désormais si lointaine.
fin des vacances —
le bleu de la mer
dans le rétroviseur
Une légère tristesse l’envahit. Il aurait tant besoin d’un rayon de soleil qui le réchaufferait, comme l’été dernier, quand, allongé sur le sable, il s’amusait à voir des images dans les nuages.
L’histoire se poursuit. Sur la table, il ne reste que six mikados cachant leurs secrets. A la lecture de quatre d’entre eux, des mots résonnent dans sa tête.
Le cosmos l’entraîne vers un long voyage, au-delà du système solaire, à travers les galaxies et jusqu’aux confins de l’univers.
Le silence, la nuit, lui fait peur ! Souvent il se réveille et ne peut se rendormir, tant la maison sans bruit l’inquiète.
Seul sur la plage, un vrai cauchemar ! Que deviendrait-il, abandonné, si fragile face à l’immensité de l’océan ?
Enterrement, il le connaît ce mot. Il a gardé en mémoire ce terrible souvenir. Celui de sa grand-mère enfermée dans un cercueil qui descendait au fond de la terre. Ce jour d’hiver, il avait compris qu’il ne la verrait plus jamais.
Des deux mikados restants, l’histoire ne dit pas qui, de la jeune fille ou du jeune homme, s’empare de l’avant-dernier et du dernier. Simplement, les mots qu’ils contiennent réveillent en lui, malgré son jeune âge, une souffrance. Alors, lorsqu’il entend :
à l’infini
tombent les flocons —
jamais je ne t’oublierai
dîner seul
avec 1000 amis
sur Facebook
il repense à ce jour où ils sont partis, sa mère d’un côté, son père de l’autre.
L’histoire s’achève. Nul ne sait qui, de la jeune fille ou du jeune homme, a mis fin au jeu de mikados, ni lequel des deux a gagné ou perdu. On sait seulement qu’ils ont joué ensemble pour la dernière fois.
Le vieil homme se tait. L’enfant reste silencieux. D’un doigt, il essuie ses larmes, au bord des cils. Ce soir, il a grandi.
à la nuit tombée
inquiétant est
le silence
Note : les termes en italique sont extraits des haïkus de Minh-Triêt Pham présentés dans " Journal en Mikado ", Minh-Triêt Pham et Wanda Mihuleac, éditions Transignum, Paris, 2015. Les cinq haïkus sont de Minh-Triêt Pham et sont extraits du " Journal en Mikado ".
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Isabelle Freihuber-Ypsilantis